Depuis de nombreuses années, les spécialistes du monde entier se réunissent dans le cadre des conférences sur « les premières migrations des peuples du Pacifique ». En novembre 2018, c’était au tour de l’île de Pâques, Rapa Nui de son nom polynésien, d’organiser et d’accueillir cette manifestation, sous la tutelle de la Fondation « Mata Ki Te Rangi », présidée par l’archéologue Sonia Haoa Cardinali.
Quel meilleur endroit que l’île de Pâques pour accueillir cette conférence ? L’île fût en effet l’une des étapes clefs du peuplement du Pacifique tropical, qui s’étend sur l’ensemble de ce qui est appelé « le triangle polynésien », délimité au nord par l’archipel de Hawaï, au sud-ouest par la Nouvelle-Zélande et à l’est par l’île de Pâques. On estime l’arrivée des premiers Polynésiens sur l’île de Pâques entre l’an 800 et 1 100 de notre ère. Ces derniers ont poursuivi leurs voyages vers le sud-ouest en direction de la Nouvelle-Zélande et vers l’est pour atteindre les côtes d’Amérique du Sud. Les voyages incessants entre les différentes îles du triangle polynésien ont donc été l’occasion d’échanges fructueux, autant en termes de flore et de faune que de brassage des peuples et des traditions. Lors de leurs voyages, les Polynésiens emportaient avec eux plantes et animaux utiles de leurs îles d’origine, apports nécessaires à leur survie en mer et à la reproduction de leur économie dans leurs nouveaux territoires. Les fouilles archéologiques nous ont révélé des informations enfouies dans les strates les plus anciennes.

De nouveaux indices sont désormais apportés par d’autres disciplines, plus récentes, comme la génétique. L’un des exemples évoqués au cours de cette conférence a été celui de la patate douce, dont les plans répartis sur la plus grande partie du triangle polynésien trouvent leur origine en Amérique du Sud. Les Polynésiens, en rapportant ce légume américain de leurs expéditions, seraient donc à l’origine de son expansion dans le Pacifique (Roullier et al., 2103). La génétique donne également de nouvelles pistes pour la faune, comme en atteste l’introduction des poulets polynésiens en Amérique du Sud, et plus particulièrement du côté du Chili (Storey et al., 2007). Ces études démontrent sans équivoque que les Polynésiens ont conduit leur exploration jusqu’aux limites de l’océan Pacifique à l’est. Leur surprise a probablement été de découvrir la barrière infranchissable d’un continent inconnu qui s’étendait du nord au sud. Ces explorations successives ont marqué la fin des expéditions vers l’est, là où l’immensité de l’océan s’arrêtait. Cette étape a dû marquer l’imaginaire des Polynésiens car ils avaient découvert l’ultime frontière de leur monde océanique. Rapa Nui, nom polynésien de l’île de Pâques, l’une des îles les plus à l’est du Pacifique, a sans doute été une étape nécessaire lors de ces échanges, replaçant cette terre, non pas à la frontière du triangle polynésien, mais bien au centre de ces échanges.
Rapa Nui : des événements sur l'île de Pâques
Cette Xe conférence sur la migration des premiers peuples a aussi permis de nombreuses avancées quant à l’histoire de l’île de Pâques. De nouveaux résultats ont confirmé la très faible empreinte des Amérindiens sur le peuplement de l’île de Pâques. Les études génétiques menées sur les ossements des premiers Rapanui démontrent que la majorité de leurs gènes ont une origine polynésienne (Ferhen-Schmitz et al., 2017).

Une part assez faible de gènes amérindiens a toutefois été retrouvée chez certains d'entre eux. L’hypothèse émise désormais est que lors de leur voyage vers les côtes américaines, les Polynésiens n’auraient pas seulement ramené avec eux des denrées, mais également quelques habitants précolombiens (Thorsby, 2012). Le brassage qui suivit sur l’île de Pâques explique sans doute ce mélange génétique. Un autre chantier d’étude, abondamment présenté au cours de cette conférence, a été « The Rapa Nui Statue Project », mené par l’archéologue Jo Anne Van Tilburg. L’excavation de la base de plusieurs statues (moai) placées sur les flancs externes du volcan Rano Raraku a permis de reconstituer la mise en place des dépôts gravitaires qui les ont en partie ensevelies. Ils prouvent entre autres que ces moai sont en place depuis leur installation sur les flancs de ce qui a été bien plus que la carrière principale de sculpture des statues.
Les datations menées sur ces derniers dépôts suggèrent un arrêt de l’érection des statues entre 1580 et 1630 après JésusChrist (Simpson et al., 2018). Enfin, des discussions et des présentations ont permis de mieux appréhender le mythe de l’écosuicide présumé des Pascuans. Ce que l’on sait, c’est qu’au cours du XVIIe siècle, un changement radical des traditions anciennes a eu lieu, avec l’abandon de la sculpture (et probablement du culte) des moai. Ce choc culturel correspond également à des bouleversements environnementaux de grande ampleur, comme la disparition drastique d’une forêt importante et variée, ainsi qu’en attestent les études menées sur l’abondance et la diversité des pollens retrouvés dans les dépôts lacustres (Flenley and King, 1984) mais aussi les combustibles brûlés dans d’anciens fours culinaires (Orliac et Orliac, 2001). Ces derniers travaux ont révélé non seulement la disparition rapide de grands arbres, mais également celle de nombreux arbustes au cours du XVIIe siècle. Depuis des décennies, certains écrits ont attribué la disparition d’une partie importante de la flore à la folie humaine : l’utilisation de forts rondins de bois pour transporter les statues gigantesques aurait conduit le peuple Rapanui à sa perte.
Mais cette idée d’un « effondrement » écosuicidaire de la civilisation Rapa Nui a été largement remise en question, voire balayée au cours de ce Xe colloque. De nombreux travaux ont montré la résilience de ce peuple si ingénieux, avec des preuves de continuité de l’agriculture après le XVIIe siècle (Mulrooney et al., 2013). Un peuple si précautionneux de son environnement n’aurait pas pu détruire lui-même son écosystème. Les changements environnementaux trouvent peut-être une explication à travers de nouvelles approches présentées par les équipes de recherche françaises. Une première étude s’est concentrée sur la reconstitution dans le passé de phénomènes climatiques bien connus sous les noms de « El Niño » ou de « La Niña ». Ces phénomènes sont liés à la réduction (ou l’intensification) des alizés, ces vents tropicaux soufflant d’est en ouest, avec de forts impacts sur l’ensemble du Pacifique, voire même sur l’ensemble de la planète.

Leurs résultats montrent notamment que la répétition inhabituelle de plusieurs évènements de type « La Niña » (intensification des alizés) dans le Pacifique au début du XVIIe siècle a pu provoquer une baisse de près de 30 % des précipitations et une augmentation de l’évapotranspiration sur l’île de Pâques. Ces anomalies, favorables à la sécheresse, ont probablement eu un impact sur la végétation de l’île dans son ensemble (Delcroix et al., 2018). Ce constat trouve un écho particulièrement frappant dans des archives lacustres analysées au cœur d’une carotte sédimentaire recueillie par une autre équipe en 2017, dont l’expédition a fait l’objet d’un précédent article dans notre revue (RevaTahiti n° 78, 2018). Le contenu de ces sédiments a révélé une érosion particulièrement importante des sols au tout début du XVIIe siècle, synchrone avec la disparition de la forêt environnante. Ces résultats suggèrent une période spécialement aride entre les années 1600 et 1640.

Des changements climatiques de grande ampleur sur l’ensemble du Pacifique auraient donc réduit le bilan des précipitations sur l’île. Les arbres, importés par les Polynésiens, déjà en limite géographique et climatique d’adaptation, n’auraient pas pu résister à cette sécheresse. Il n’y a donc plus besoin d’invoquer la folie humaine pour expliquer les modifications drastiques de l’environnement de l’île de Pâques : des changements climatiques seraient suffisants. L’ensemble des résultats présentés lors de cette Xe conférence sur la migration des Polynésiens conduit à de nouvelles conclusions quant à l’histoire de l’île de Pâques.
Cette île, que l’on croyait à la limite est du triangle polynésien, s’avère avoir eu un rôle central dans les échanges, la véritable limite géographique des voyages étant la côte sud-américaine. Les échanges économiques et commerciaux n’ont jamais réellement cessé comme en attestent les études génétiques qui ont permis de préciser l’origine de denrées primordiales et d’apporter des précisions sur les relations avec les populations amérindiennes. Enfin, l’hypothèse de l’effondrement écosuicidaire de la civilisation pascuane, qui règne encore parfois dans l’inconscient collectif, a été ici balayée. C’est désormais la résilience du peuple Rapa Nui qui doit être étudiée. Les Polynésiens ont en effet réussi à vivre dans un environnement isolé et difficile, et à faire face à des bouleversements majeurs de leur environnement. La culture polynésienne a survécu et ne cesse de se renouveler chaque jour.
Source : Reva Tahiti Magazine
Texte : Bruno Malaizé et Thierry Delcroix
Photos : Danee Hazama, Thierry Delcroix, M. Orliac