Deux hommes. Deux artistes. Deux destins qui ont croisé le 7e art… Mais un point commun : un talent qui confinait au génie. Paul Gauguin et Jacques Brel ont passionnément aimé les Marquises, au point d’y avoir trouvé leur dernière demeure…
C’est une stèle un peu étrange. Un assemblage de blocs de ke’etu, une pierre volcanique teintée de rouge, disposés dans l’ombre d’un frangipanier… Ici repose Paul Gauguin. Nous sommes sur l’île de Hiva Oa, dans l’archipel des Marquises. Le peintre y est mort en 1903, rongé par ses démons. Le cimetière de Atuona domine les lieux de sa calme majesté. L’artiste aura pourtant suscité bien des débats auprès des habitants, avant comme après sa mort. On comprend pourquoi en regardant le film Gauguin, voyage de Tahiti, réalisé par Édouard Deluc, sorti en 2017.

Vincent Cassel y incarne le créateur des tableaux « Arearea », « Manau Tupapau », « Les seins aux fleurs rouges » ou encore du fameux « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? », considéré comme le chef-d’œuvre mais aussi comme la synthèse de sa période polynésienne, exposé au Musée des Beaux-Arts de Boston aux États-Unis. Gauguin, voyage de Tahiti retrace les conditions de la première venue du peintre à Tahiti. C’est alors un homme désespéré et ruiné qui a décidé de rompre avec la civilisation occidentale pour tenter de retrouver l’inspiration… Édouard Deluc a choisi une mise en scène sobre, dominée par la présence de la nature exubérante. Tahiti n’est alors pas une destination de rêve telle que l’entendent les touristes d’aujourd’hui. Ses paysages, bercés ou fouettés par les éléments, sont encore sauvages.

Le cinéaste a construit son récit à partir de Noa Noa, un carnet de croquis et de notes écrit par Gauguin à l’issue de son premier séjour en Polynésie. « C’est un objet littéraire d’une grande poésie, un récit d'aventures, entre autre, d’un souffle romanesque assez fou. C’est une sorte de journal intime, d’une grande humanité, sur son expérience tahitienne, qui mêle récit, impressions, pensées, questionnements politiques, questionnements artistiques, croquis, dessins et aquarelles. C’est enfin et surtout une sorte de somptueuse déclaration d’amour à Tahiti, aux Tahitiens, à son Ève tahitienne », affirme-t-il.
Aux yeux de Vincent Cassel, qui a passé plusieurs semaines sur place pour les besoins du film, cette découverte, ce choc ressenti par son personnage à son arrivée devaient être visibles à l’écran : « Quelque chose me parlait dans le parcours de Gauguin », confiait-il ainsi dans les colonnes du magazine Numéro en septembre 2017, « cette envie d’ailleurs, de liberté… Le fait qu’envers et contre tous, il ait eu envie de s’affirmer et qu’il ait fait confiance à son talent ».
Gauguin & Brel : Un choc, une découverte
Et, en effet, dans le film, on constate qu’à la stupéfaction du départ succède vite une frénésie de création : Gauguin peindra 70 toiles en quelques mois, se lançant aussi dans la sculpture de statues en bois… C’est d’ailleurs à ce moment précis que la population locale commencera à changer d’avis sur l’artiste, certains estimant alors qu’il pillait sans vergogne le patrimoine culturel polynésien en s’appropriant son style, sa forme sans se soucier du fond… Et puis Gauguin est tombé amoureux. Mais la compagne qu’il s’est choisie est une très jeune fille. Tehura (ou Tehamana) n’a que 13 ans quand elle le rencontre. Dans le film, l’actrice débutante Tuhei Adams l’incarne avec grâce et talent, mais aussi avec une variante de taille par rapport à la réalité historique : son âge ! Si Tuhei est adulte, Tehura n’était encore qu’une adolescente… Paul Gauguin quittera l’archipel en 1893 pour revenir à Tahiti deux ans plus tard avant de choisir de s’établir définitivement aux Marquises à Hiva Oa en 1901, deux ans avant sa mort et après avoir développé des relations houleuses avec les autorités locales (politiques et religieuses), amplifiées par une nouvelle affaire de mœurs, compliquée par l’enlèvement d’une autre jeune fille…
De Gauguin, voyage de Tahiti, Vincent Cassel a évidemment ramené des souvenirs et des sensations. Toujours à nos confrères de Numéro, il confiait : « Même si le personnage que je jouais est celui d’un mec qui perd ses moyens et devient malade, je ne me suis jamais senti aussi bien. Je suis revenu dans une forme incroyable ! Je ne connaissais pas Tahiti et j’avais très envie d’y aller. L’endroit s’est révélé à la hauteur de mes espérances, et au-delà. Je l’ai trouvé extraordinaire. Tous les matins, j’étais debout à 4 h 30. À 5 heures, j’étais dans les vagues pour surfer. À 6 h 30, je rentrais prendre ma douche avant d’aller sur le plateau. » On est loin de Gauguin, mort dans la solitude et le dénuement total à Hiva Oa, comme en témoigne encore sa tombe… Et c’est justement cette tombe qui nous a servi de fil conducteur pour débuter… et poursuivre cet article. Longtemps laissée à l’abandon, elle a en effet été restaurée à plusieurs reprises entre les années 1920 et 1960, et si vous la visitez aujourd'hui dans le cimetière de Atuona, vous ne pourrez pas manquer (juste à côté) celle d’un autre artiste illustre, chanteur et acteur…

Gauguin & Brel : « Finalement, nous restons ici... »
La différence entre la stèle de Jacques Brel et celle de Gauguin est spectaculaire. Jamais en fait, depuis sa mort en 1978, la tombe de l’artiste n’a manqué de fleurs ou de visites. C’est en bateau que Brel a découvert les lieux… En juillet 1974, lassé d’une vie de star de la chanson qui ne correspond plus depuis bien longtemps à son idéal, il quitte le port d’Anvers en Belgique à bord de l’Askoy, un voilier qu’il s’est offert pour aborder d’autres contrées et une autre existence.
L’interprète de « Ne me quitte pas », « Quand on a que l’amour », « La chanson des vieux amants » et de tant d’autres immenses classiques a fait ses adieux à la scène en 1967 au terme d’une ultime tournée. Depuis, il a publié un album, s’est lancé dans la comédie musicale avec L’homme de la Mancha et a surtout beaucoup tourné pour le cinéma. Mon oncle Benjamin d’Édouard Molinaro, Franz (qu’il a lui-même réalisé), L’aventure c’est l’aventure de Claude Lelouch et bien sûr L’emmerdeur de Molinaro encore, dans lequel il forme avec Lino Ventura un inoubliable duo de comédie. Mais sur le fond, tout cela ne l’amuse plus, ne l’inspire plus. Brel a d’autres envies, d’autant qu’il se sait depuis peu atteint d’un cancer du poumon. Il passe des brevets de pilote d’avion et de skipper avant de décider de partir pour un tour du monde à la voile qui, dans son esprit, doit au moins durer 5 ans. Sa compagne, Madly (Guadeloupéenne rencontrée aux Antilles lors du tournage de L’aventure c’est l’aventure ), est à ses côtés pour une traversée de l’Atlantique qui va se révéler une épreuve. Récemment opéré, c’est épuisé que Jacques Brel quitte l’Amérique du Sud et le Panama pour aborder le Pacifique. Après 7 500 kilomètres éprouvants, l’artiste arrive en vue de la Polynésie. La majesté sauvage des lieux le bouleverse. « Finalement, nous restons ici. Le pays est beau, les habitants agréables et, Dieu merci, ils ne me connaissent pas… », écrit-il à ses proches. C’est vrai que vues de ce bout du monde, l’aura et la renommée de Jacques Brel en Europe ne signifient pas grand-chose ! C’est exactement ce dont il a besoin. Un peu de calme et d’oubli, loin du harcèlement de la presse et des paparazzis (déjà), qui le traquent comme une bête malade… L’artiste s’installe avec Madly dans une petite maison sur les hauteurs de la baie de Atuona. Chaque matin, le sublime panorama qui s’offre à leurs yeux lui fait oublier sa pénible convalescence. À la différence de Gauguin, Brel va au-devant d’une population que lui non plus ne connaît guère. Très vite, le Grand Homme Blanc devient un familier du village, alors peuplé d’un millier d’âmes, et participe à la vie de la commune. « Dans ces îles où la solitude est totale, j’ai trouvé une sorte de paix », a-t-il coutume de répéter…

« Les Marquises » , dernier album de Jacques Brel
Brel organise des représentations de la pièce « L’homme de la Mancha » pour les écolières de l’institution religieuse Sainte-Anne, lui l’anticlérical assumé ! Mieux, se souvenant de son diplôme de pilote, Jacques Brel achète un avion, un bimoteur Beechcraft Twin Bonanza, baptisé « Jojo ». Bien plus que la lubie d’un millionnaire retraité, il va assumer le rôle de facteur de l’air, transportant le courrier arrivé à Tahiti lors de ses allers-retours entre l’île capitale et celle de Hiva Oa, soit un vol de cinq heures. Lettres, colis mais aussi médicaments et vivres : la soute de son avion ne fait jamais le voyage à vide !
Et en cas d’urgences, quand il faut transporter un malade ou un blessé vers l’hôpital de Papeete, qui se propose immédiatement ? Jacques Brel… Malheureusement, un autre voyage se joue déjà à l’intérieur du corps de l’artiste. Le cancer, loin de régresser, n’a en fait cessé de s’étendre, insidieusement. En 1977, Brel revient en Métropole pour enregistrer ce qui sera son ultime album studio, fort logiquement intitulé « Les Marquises ». On y comprend l’attachement viscéral qui le lie désormais à l’archipel et à ses habitants.

Enregistré avec 45 musiciens et en une seule prise selon la légende, le titre éponyme résonne comme un hommage à ce lieu où le temps passe sans avoir de prise sur ceux qui y demeurent. « Les pirogues s’en vont, les pirogues s’en viennent. Et mes souvenirs deviennent, ce que les vieux en font. Veux-tu que je te dise : gémir n’est pas de mise, aux Marquises… ». Le disque sort en novembre 1977 et Jacques Brel s’en retourne sur son île de Hiva Oa. Il sait que ses jours sont comptés, mais il ignore que ce tout dernier séjour sera aussi court. En juillet 1978, son état se dégrade brutalement et il est ramené en urgence vers Paris où une embolie pulmonaire l’emporte le 9 octobre. Il n’avait que 49 ans… Mais aux Marquises, le souvenir de Brel ne s’est jamais émoussé.

Depuis 10 ans, le petit aérodrome de Hiva Oa porte même son nom et c’est là que l’on peut encore admirer « Jojo », l’avion du chanteur-acteur, exposé dans un hangar et portant toujours belles les couleurs choisies par l’artiste pour sa livrée : celles du drapeau belge. Le jour de l’inauguration, le président polynésien d’alors, Gaston Tong Sang, reliera (malgré leurs différences de vie et de comportement sur place) les destins des deux illustres Marquisiens d’adoption en ces termes : « Au même titre que Paul Gauguin, Jacques Brel a indissolublement lié son nom à celui des Marquises, contribuant ainsi à ce que cette "terre des hommes" acquière un rayonnement mondial »…
Notre rédacteur, Stéphane Boudscoq : La passion du cinéma
Journaliste cinéma pour la radio française RTL depuis 12 ans, Stéphane Boudsocq est un grand passionné de cinéma. Son émission, diffusée tous les matin de 9 heures à 9 h 30, rassemble 2 millions d’auditeurs soit la plus grosse audience radio de cette tranche horaire. Il y évoque les nouveautés à l’affiche, interviewe les stars sous les feux de l’actualité, se fait l’écho des tournages et des grands festivals de cinéma où il se rend comme celui de Cannes. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages sur la culture pop. Il a accepté de partager dans RevaTahiti sa passion et son amour du cinéma.