La relation écrite de cet épisode de « contact » qui eut lieu en avril 1768 entre équipages européens de l’expédition Bougainville et Tahitiens eut des répercussions que l’on qualifierait aujourd’hui de médiatiques non négligeables. Elles contribuent encore à la renommée de la destination Tahiti et ses îles. Mais en quoi consista réellement cet événement ?
Partie du port français de Nantes en novembre 1766, l’expédition commandée par Louis-Antoine de Bougainville a deux missions. L’une, diplomatique, consiste à finaliser des négociations entre la France et l’Espagne concernant le statut des îles Malouines (ou Falkland), au large de l’Argentine. L’autre, après avoir passé le détroit de Magellan, a pour objectif d’entamer la traversée et l’exploration d’un Pacifique alors quasi inconnu dans sa partie centrale. Après avoir quitté la Terre de Feu, début janvier 1768, ces deux navires s’engagent de concert dans cette immensité océane pour rejoindre le continent asiatique. Début avril, alors qu’une partie des équipages est malade du scorbut, Bougainville souhaite trouver une terre pour refaire le plein d’eau douce et trouver des vivres frais afin de remettre les marins en bonne santé.
Après avoir louvoyé autour de la Presqu’île puis au large de la côte Est de Tahiti, la vision d’une passe, d’une rivière et d’un village l’incite à faire ancrer les navires, même si les conditions du littoral de Hitia’a ne sont pas idéales. L’accueil des habitants est amical. «Plus de cent pirogues de grandeurs différentes, et toutes à balancier, environnèrent les deux vaisseaux. Elles étaient chargées de cocos, de bananes et d’autres fruits du pays », écrit Bougainville. Il ne le sait pas, mais en juin 1767 une expédition anglaise commandée par Samuel Wallis a fait escale pendant un mois à une trentaine de kilomètres de là dans une baie protégée, la baie de Matavai, à Mahina. Au départ, l’accueil des habitants de cette autre chefferie avait été plutôt hostile. Une canonnade avait rapidement montré la supériorité des armes des Anglais, faisant de nombreux morts chez les Tahitiens, mais des échanges plus amicaux s’en étaient suivis. Les habitants de Hitia’a étaient-ils informés de cet épisode récent et ont-ils préféré établir des relations pacifiques avec ces nouveaux venus ?
Le contact ambigu de deux civilisations
Lors de la « découverte » de Tahiti par les Européens, en 1767 et 1768, l’île était divisée en plusieurs chefferies. Le littoral de Hitia’a où accosta l’expédition était dirigé par le arii Ereti. Celui-ci dirigeait une chefferie différente de celle de Pare (aujourd’hui cette dernière correspond à un territoire regroupant les communes de Arue/Mahina), où était arrivé Wallis, à une trentaine de kilomètres plus au nord. Cette chefferie de Pare était dirigée par la cheffesse Oberea (ou Purea), que ne rencontra pas Bougainville, et qui était elle-même liée au clan des Teva, une alliance alors dominante sur une grande partie de plusieurs chefferies de Tahiti… Hitia’a faisait alors partie d’une autre coalition influente sur la côte est/nord-est de l’île, nommée : Te Aharoa. Lors de son séjour, le Français visita une partie de ce littoral, ce qui nous vaut les premières descriptions du mode de vie, de l’architecture, des techniques de construction, etc. de cette société. La culture polynésienne étant alors de tradition orale, c’est essentiellement par les écrits de Bougainville que l’on peut avoir une idée des conditions dans lesquelles fut établi ce contact. Ils en reflètent donc la vision européenne. Mais cet homme d’action est aussi un esprit ouvert, un esprit « philosophe », et il ne porte pas de jugements.
Il n’est pas non plus habité par une volonté de conversion, comme pourront l’être les missionnaires protestants arrivés sur le navire anglais, le Duff, une trentaine d’années plus tard. Il est à remarquer que les notes de ses compagnons lettrés de voyage, l’astronome Verron, le cartographe Routier de Romainville, le naturaliste Commerson, le Prince de Nassau…, vont tous dans le même sens d’un accueil chaleureux et contribueront eux aussi à renforcer la réputation de Tahiti/paradis.

Une réputation que perpétuèrent les expéditions suivantes, et rivales, notamment celles de James Cook. Les Anglais et les Français s’accusant mutuellement, au passage, d’avoir apporté avec eux des maladies vénériennes… Quelques épisodes conflictuels assombrirent néanmoins le séjour de l’expédition. Il y eut notamment quelques morts chez les Tahitiens, suite à des vols. On ne peut cependant comparer ces accrochages avec la bataille qui avait opposé Wallis, dix mois plus tôt, à plusieurs centaines de guerriers qui attaquèrent le Dolphin à bord de leurs pirogues à balancier. Celle-ci avait fait de nombreux tués chez les insulaires. La curiosité des Tahitiens à l’égard de matériaux (le fer) et d’objets quasi inconnus qu’ils souhaitaient posséder était à comprendre dans un jeu de don et de contre-don ignoré des marins. La compréhension des mœurs régissant la sexualité des indigènes par les Européens – qui se voient « offrir » des jeunes filles, leur excitation et leur embarras – n’était pas sans ambigüité. Le « malentendu culturel » qui avait déjà commencé avec Wallis se poursuivra avec les expéditions européennes ultérieures et ne manquera pas de créer les conditions d’une acculturation chez les Tahitiens. Mais ceci est une autre histoire…

Une civilisation complexe dans un environnement insulaire
La société tahitienne d’alors, dont les ancêtres étaient installés sur l’île depuis plusieurs siècles, dans le courant du premier millénaire de notre ère, est issue de migrations en provenance de l’Asie du Sud-Est, via la Micronésie et la Mélanésie. Excellents navigateurs – ils établirent pendant longtemps des échanges entre les pointes du Triangle polynésien (Hawaï, la Nouvelle-Zélande, l’île de Pâques) –, ils ont néanmoins vécu dans l’isolement du reste du monde. Un isolement qui les a menés à mettre au point des techniques d’horticulture et de pêche qui ont permis le maintien en bonne santé de populations structurées selon des règles sociales traditionnelles respectées.
Ce qui permettra d’ailleurs aux premiers « découvreurs » européens de trouver des vivres frais en mesure de pallier des carences alimentaires (notamment à l’origine du scorbut) consécutives à une navigation de plusieurs mois. « La civilisation des Polynésiens, sommaire sous son aspect matériel, avait atteint socialement, politiquement et religieusement, un degré bien supérieur à celui qu’on pourrait attendre d’un peuple vivant aussi isolé de toutes les autres influences humaines », commente l’historienne Corinne Raybaud. La compréhension du système de pouvoir très hiérarchisé qui prévalait – fondé sur des valeurs culturelles étrangères à Bougainville, comme d’ailleurs à Wallis et à Cook – lui a cependant échappé. Les réelles structures sociales, basées sur des considérations religieuses (les chefs étant considérés comme des descendants des dieux), furent mieux reconnues plus tard par des marins restés plusieurs mois sur l’île, comme l’Espagnol Maximo Rodrigues, en 1774, et le mutin de la Bounty, James Morrison, en 1790. Sa perception « rousseauiste » d’une civilisation libre et fraternelle, sans classes ni contraintes, qui ressort de ses écrits était assez éloignée de la réalité. Néanmoins, le tableau que dresse Bougainville de cette société va contribuer, à sa mesure et pour plus de 250 ans, à forger l’image d’un Éden dont la population polynésienne d’aujourd’hui, malgré les aléas de l’Histoire, est toujours héritière.
Rédaction : Claude Jacques Bourgeat