Originaire de Rai'atea, Tupaia rejoignit la première expédition du capitaine Cook dans le Pacifique lors de son escale sur l'île de Tahiti en 1769. Aux côtés des anglais, cet érudit et grand navigateur se rendit jusqu'en Nouvelle-Zélande, en Autralie, aux Philippines et en Indonésie. Il fut, entre autres, d'une aide précieuse pour Cook lors de l'exploration de la Nouvelle-Zélande. Mais il aura fallu attendre 1997 pour que se révèle une autre facette du personnage : celle de l'artiste, auteur de dessins représentant la vie polynésienne et les pays visités.

Le capitaine James Cook fut le premier explorateur à être accompagné d’artistes lors de ses voyages. Pour sa première expédition dans le Pacifique en 1769, un Écossais nommé Sydney Parkinson fut chargé de dessiner les spécimens relevant de l’histoire naturelle. Si Parkinson est surtout connu pour ses études botaniques, il a aussi exécuté des paysages, des portraits et des vues côtières. Il mourut à Batavia (aujourd’hui Djakarta, en Indonésie) le 26 janvier 1771, à l’âge de 25 ans, sur la route du cap de Bonne-Espérance. Un autre Écossais, Alexander Buchan, avait été engagé dans cette expédition en tant que second artiste, avec pour fonction de rendre les paysages et faire un compte-rendu général illustré du voyage. L’idée était de permettre à Parkinson de se concentrer sur les prélèvements de spécimens botaniques et zoologiques.
Le 17 avril 1769, dans la baie de Matavai, à Tahiti, Buchan fut victime d’une crise d’épilepsie à la suite de laquelle il trouva la mort. Son corps fut immergé. Après ce décès, c’est à Herman Spöring, qui avait été engagé comme secrétaire du naturaliste et botaniste de l’expédition, Joseph Banks, que revint le rôle important de tracer des contours côtiers précis.
Mais Spöring tomba à son tour malade à Batavia et mourut le 25 janvier 1771 de dysenterie lors de la traversée vers le cap de Bonne-Espérance. L’expédition comptait toutefois encore un autre artiste. Jusqu’en avril 1997, un groupe de peintures avait été attribué à « l’artiste inconnu du chef-deuilleur ». À cette date, une lettre retrouvée de Banks a permis de donner un nom à cet artiste : il s’agissait de Tupaia. L’œuvre de Tupaia montre la vision de son propre monde par un Polynésien.
Tupaia : d'abord un exilé et un réfugié...
Tupaia naquit vers 1725 sur l’île de Rai’atea, à l’ouest de Tahiti. Vers 1760, le chef Puni et ses guerriers de l’île voisine de Bora Bora envahirent Rai’atea, annexant les terres familiales de Tupaia. Celui-ci parvint à s’échapper vers l’île de Tahiti et rejoignit les grands chefs de Papara : le chef Amo et son épouse la reine Purea. En quelques années, son statut passa de réfugié à conseiller politique du chef Amo, l’un des plus puissants de Tahiti. Il fut également le conseiller et l’amant de la reine Purea, l’épouse du chef Amo, qui était elle-même une grande cheffe. Tupaia rencontra des Européens pour la première fois en 1767, lorsque le capitaine Samuel Wallis fit mouiller son navire britannique, le HMS Dolphin, dans la baie de Matavai.
Deux ans plus tard, lorsque l’Endeavour de Cook jeta l’ancre à Tahiti, Tupaia devint conseiller et guide auprès de Banks, dont il intégra l’équipe de scientifiques. Tupaia persuada le naturaliste de demander à Cook de les laisser, lui et Taiyota (un serviteur), embarquer à bord du HMS Endeavour pour aller jusqu’en Grande-Bretagne. S’il n’existe aucun portrait connu de Tupaia, Taiyota est représenté sur une gravure d’après une esquisse de Sydney Parkinson. Il y a fort à penser que Tupaia espérait convaincre Cook de retourner à Rai’atea pour lui permettre, grâce aux canons et à l’équipage de l’Endeavour, de reprendre le contrôle des terres de sa famille. De plus, il estimait que le chef Amo et son épouse, la reine Purea, ne resteraient pas au pouvoir encore très longtemps.

La véritable identité de cet artiste longtemps inconnu fut révélée pour la première fois en avril 1997 lorsque le biographe de Banks, Harold B. Carter, attira l’attention sur la transcription d’une lettre écrite en 1812 par Banks à un membre de la Royal Society du nom de Dawson Turner. Banks se souvient d’un échange amical avec un Maori à Tolaga Bay, en Nouvelle-Zélande, lors du premier voyage du HMS Endeavour.
Les mots exacts de Banks étaient les suivants : « Tupaia l’Indien qui est venu avec moi de Otaheite a appris à dessiner d’une manière plutôt précise. Le génie de la caricature que tous les sauvages possèdent l’ont amené à me dessiner tendant un clou à un Indien en échange d’une langouste tandis que de mon autre main je tenais fermement la langouste, déterminé à ne pas lâcher le clou avant d’avoir pleinement saisi mon achat. » Comme Tupaia ne tenait pas de journal, les seuls autres témoignages proviennent de certains membres de l’équipage. Le 12 juillet 1769, Banks écrivit dans son journal à propos de Tupaia : « C’est un homme tout à fait convenable, bien né, et un prêtre de cette île, ce qui le rend au fait des mystères de leur religion. Mais ce qui le rend plus que tout autre chose intéressant, c’est son expérience de la navigation de ces gens et sa connaissance des îles dans ces mers... Dieu merci, j’ai les moyens », écrivit Banks dans son célèbre journal. Il poursuit : « et je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas le garder comme une curiosité, aussi bien que certains de mes voisins le font pour les lions et les tigres, à qui cela coûte bien plus qu’il ne me coûtera probablement jamais. » En Nouvelle-Zélande, Cook écrivit : « Tupaia nous accompagne toujours dans chaque excursion que nous faisons et s’avère d’une extrême utilité. »

Tupaia : Navigateur hors pair et un homme de grands savoirs
Lorsque l’Endeavour arriva en Nouvelle-Zélande, Tupaia parvint à instaurer une relation solide entre le peuple maori et les Européens. La langue des îles de la Société étant à l’origine de la langue maorie, cela permit à Tupaia d’officier en tant qu’interprète. Originaire de la patrie ancestrale des Maoris nommée Hawaïki (en fait Rai’atea), il était censé posséder le Mana (pouvoir spirituel). Certains Maoris l’accueillirent même comme un Tohunga (grand prêtre, quasiment l’égal d’un dieu). Plutôt que Cook ou Banks, c’est Tupaia, en tant que grand prêtre, qui laissa une impression durable sur les Maoris de Nouvelle-Zélande. Ceux-ci pensaient même que l’Endeavour était le vaisseau de Tupaia lui-même.
Le missionnaire Richard Thomson a quant à lui rapporté : « Tupaia était considéré par le peuple lui-même pour être l’un des hommes les plus intelligents des îles. » John Marra, un marin irlandais qui rejoignit l’Endeavour à Batavia, décrivit Tupaia comme « un homme de pur génie, un prêtre de premier ordre et un excellent artiste ». Après la mort de Tupaia, le capitaine Cook nota que « c’était un homme intelligent, sensé et ingénieux, mais fier et obstiné, qui rendait souvent sa situation à bord désagréable pour lui-même et pour ceux qui l’entouraient, ce qui eut tendance à favoriser les maladies qui mirent un terme à sa vie ». Il semblerait que le grand capitaine James Cook souhaitait que personne ne sache que cet « Indien » (c’est ainsi que Cook parlait de Tupaia) l’avait aidé.
Tupaia aurait certainement mérité une meilleure épitaphe de la part de Cook. Lorsque l’Endeavour quitta le fort Vénus dans la baie de Matavai, le 13 juillet 1769, Tupaia guida Cook à travers les îles voisines, plus tard appelées les îles de la Société. Une carte fut dessinée à partir de la description par Tupaia des 72 îles autour de Tahiti. En NouvelleZélande, il servit d’interprète et d’intermédiaire avec les Maoris, qui comprenaient sa langue et le vénéraient comme prêtre et ambassadeur de leur foyer spirituel. Le 17 décembre 1770, le petit Taiyota annonça : « Tyua mate oee » (« Mes amis, je meurs »). Son maître Tupaia « se livra à la douleur » et, de remords d’avoir emmené son serviteur et luimême si loin de leur patrie, décéda trois jours après. Joseph Banks légua tous les dessins de Tupaia au British Museum, d’où ils furent transférés à la British Library à la création de celle-ci.

Maori échangeant une langouste avec Joseph Banks :
1769, aquarelle sur papier, Tupaia, 268 x 205 mm british Library. Add Ms 15508, f. 12
Il s’agit de la première représentation par un Polynésien d’un acte de troc entre un Maori et un Anglais. Aucune des deux parties ne semble vraiment faire confiance à l’autre.
Costume de chef-deuilleur et femme dansant
1769, aquarelle et crayon sur papier, Tupaia, 279 x 394 mm british Library. Add Ms 15508. F. 9
Cette aquarelle représente le Chef-deuilleur tel qu’il officiait dans toutes les funérailles importantes. Chacun de ses insignes sacrés avait une signification symbolique et lorsqu’il portait ce costume, il avait le pouvoir d’invoquer les dieux afin d’aider les disparus à se rendre au ciel d’Arioi. Il faut imaginer à quel point ces coutumes et costumes surréalistes impressionnèrent les Européens, alors que ces costumes de Chef-deuilleur n’avaient rien de nouveau pour Tupaia. A côté du deuilleur se trouve une danseuse tahitienne. Elle tord la bouche, ce qui était une coutume habituelle pour les danseuses.
Marae
1769, Tupaia
Ce dessin au crayon représente un marae (structure religieuse en plein air) dans les îles de la Société. Ici, on peut voir l’esplanade pavée devant le marae et les marches qui mènent à la plateforme centrale en pierre. Les autels étaient destinés à des offrandes au dieu Oro, et au centre se trouve le fare atua (la « Maison de Dieu ») qui contenait une représentation d’Oro. Il s’agit peut-être du grand marae construit à Mahaiatea (aujourd’hui Papara, sur la côte est de l'île de Tahiti) par Purea (que Samuel Wallis comme le capitaine Cook prirent pour la reine de l’ensemble de Tahiti) et Amo (le chef de Papara) en l’honneur de leur fils Teri'irere.

Tupaia : une scène à Tahiti
1769, aquarelle, crayon et encre de Chine sur papier, par Tupaia, british Library. Add Ms 15508. F. 9
Ici, Tupaia a dessiné deux pirogues de guerre, chacune dotée d’une plateforme de combat d’où des guerriers s’affrontent avec des massues. Chaque pirogue de guerre était ornée d’un tiki à chaque extrémité. Tupaia expliqua à Cook que jamais plus d’un homme ou deux ne se battaient sur la plateforme en même temps. Une fois l’un d’eux tué ou blessé, un autre le remplaçait. Ces batailles ne duraient jamais longtemps, et leur issue réglait le différend qui les avait suscitées. On voit également sur cette image une pirogue à deux voiles. La scène dans le fond montre une maison longue et toutes sortes de cultures vivrières tahitiennes – arbres à pain, bananiers, cocotiers et taro. Il y a aussi des pandanus, qui sont cruciaux pour la construction des maisons.
Aborigènes d'Australie pêchant dans deux pirogues en écorce
1770, aquarelle et crayon sur papier, Tupaia, 268 x 205 mm british Library. Add Ms 15508 f. 10
Ce dessin montre une scène de la vie quotidienne des Aborigènes d’Australie, pêchant pour se nourrir. Le pêcheur utilise une lance à quatre dents. Banks décrit ces pirogues dans son journal : « L’embarcation était composée d’un morceau d’écorce plié et maintenu par de petits arcs de bois placés au milieu. Elle transportait un ou deux hommes, mais nous en avons déjà vues supporter trois personnes se déplaçant en eau peu profonde à l’aide de longues perches, et en eau plus profonde avec des pagaies d’environ 45 centimètres de long, une dans chaque main. »


Musiciens tahitiens
1769, aquarelle et crayon sur papier, Tupaia 267 x 368 mm british Library. Add Ms 15508 f. 11
En 1769, l’Orchestre philharmonique de Tahiti n’avait pas encore été créé ! À cette époque, la musique tahitienne provenait de trois sources : les tambours, les flûtes nasales et la voix humaine. Les tambours étaient fabriqués à partir de troncs d’arbres creusés de différentes tailles, dont l’une des extrémités était recouverte d’un morceau de peau de requin. Les tambours étaient toujours joués à la main et, selon la façon de frapper la peau, ils pouvaient produire jusqu’à six sons différents. Les flûtes nasales étaient faites de tubes de bambou, avec un trou à une extrémité dans lequel souffler et deux trous d’arrêt à l’autre extrémité, ce qui permettait de produire trois ou quatre notes différentes. Les joueurs de tambour portaient des tiputa (ponchos en tissu d’écorce non teints).
Carte de Tupaia
Dessinée par le Capitaine james Cook, 1769-1770 british Library, Add Ms 215193 C.
Connue sous le nom de « Carte de Tupaia », cette copie d’époque à l'encre et à la plume de la carte originale de Tupaia fut exécutée par le capitaine Cook. Tupaia a utilisé le centre de sa carte pour le nord, ou le midi, et les lectures du nord changent selon l'île où vous vous trouvez.

Source : Magazine Reva Tahiti
Texte : Laurance Alexander Rudzinoff
Photos : Nick Greaves, Philippe Bacchet