C’est une histoire vieille comme le monde… celle des Hommes et des chevaux. Mais celle-ci se déroule au milieu de l’océan Pacifique aux îles Marquises, « La Terre des Hommes ». Les polynésiens y ont découvert les chevaux au XIXe siècle et les ont apprivoisés puis adoptés au fil des ans. Aujourd’hui, sous la pression de la mondialisation, ces cavaliers sont en voie de disparition, mais certains résistent et perpétuent la tradition.
Au milieu d’une cour, un poulain effrayé. Attaché à la branche d’un arbre, il vient d’être capturé dans les collines de Ua Huka, « l’île aux chevaux ». Un guerrier de 29 ans lui fait face. Bras et torse couverts de tatouages, l’homme s’approche doucement de l’animal, tient la corde d’une main et le caresse avec délicatesse de l’autre. Cet instant est primordial. Maintenant va se jouer la relation de maître entre l’homme et la bête. Vohi sait y faire avec les chevaux. Le cavalier ne fait qu’un avec ses équidés. Il leur parle tous les jours et hennit même comme eux : son cri préféré, celui du désir. « les hommes sont comme les étalons », souligne d’un air coquin le Marquisien, qui a le cheval gravé dans la peau. Il y a quelques années, il a voulu se faire tatouer un étalon sur le dos. Vohi a toujours vécu près des chevaux, il était donc important de le marquer dans sa chair. L’homme a choisi de graver un cheval cabré ressemblant à ceux qu’ils capturent à l’état sauvage.

La capture, une aventure bien périlleuse. Située à 1 300 kilomètres au nord-est de Tahiti, Ua Huka est l’île la plus dépaysante des Marquises mais aussi la plus coriace. En période de sécheresse, la partie sud prend des allures de Far West. La terre est rouge, l’air suffoquant, le soleil brûlant. Le désert marquisien devient un enfer pour les quelques audacieux qui osent s’y frotter.
Chevaux aux Marquises : une tradition
Mais cet enfer, c’est le paradis de Vohi. Le cavalier arpente souvent les collines de son île à la recherche de chevaux sauvages. Ici, les suare comme on les appelle appartiennent tous à quelqu’un, il faut donc négocier avec le propriétaire. « on troque souvent contre une caisse de bières », confiet-il sourire en coin. L’homme ne part jamais seul à la capture, qui requiert de l’agilité et beaucoup de force. Mais aussi un brin de folie.

N’en faut-il pas pour affronter le brasier marquisien et la fougue des bêtes sauvages ? Vohi est un toa, un guerrier marquisien. Malgré une allure fluette, le jeune homme est puissant. Rien ne lui fait peur, encore moins la capture de chevaux sauvages. Il connaît cet art à la perfection. C’est lui qui dirige ses collègues lors de l’exercice au cours duquel chacun occupe un poste stratégique. Certains sont en embuscade près des crêtes, d’autres cachés en contrebas dans des chemins escarpés. Chapeau et bras en l’air, les cowboys rassemblent les chevaux en groupe. L’objectif : les diriger vers un vallon pour les encercler et les piéger. La scène est digne d’un western, seul le bleu de l’océan Pacifique rappelle que l’on se trouve aux Marquises.
Adroits et efficaces, les cavaliers attrapent à l’aide d’un lasso une des quelques bêtes paniquées. À peine a-t-on le temps de deviner ce qu’il se passe que les guerriers sont sur l’animal maintenu à terre, sabots enserrés et bouche grande ouverte. La bête s’agite et se débat mais les hommes tiennent bon. Vohi sort un couteau de son pokoo, un étui en peau de vache, pour tailler à vif dans le palais de l’animal. « on leur enlève un bourrelet de chair pour qu’ils se nourrissent mieux. Je ne sais pas si la pratique est courante, nous on dit qu’on ne le fait qu’ici, aux marquises ! », explique le cavalier en train de se rouler une cigarette tout en surveillant un fer qui chauffe à blanc. La bête sera marquée, l’homme laisse son empreinte sur le cheval qui devient sa propriété. Mais cette marque d’appartenance n’empêchera pas l’animal de retrouver sa liberté. « on capture le cheval à un an pour l’habituer à la corde et on lui redonne sa liberté jusqu’à ses 4 ans. puis, on le capture de nouveau pour finir le dressage ».

L'héritage des cavaliers marquisiens
Vohi est un personnage atypique. Au village, on l’observe souvent avec curiosité. « Quand on me voit brosser la crinière des chevaux, on raconte que je les traite comme ma femme. » Le cavalier s’amuse de ces bavardages propres à toutes les îles. Lui, ce qui l’inquiète, c’est plutôt la nouvelle génération. L’homme est nostalgique de cette époque où les téléphones portables n’existaient pas encore. Aujourd’hui, les jeunes ont les yeux rivés sur leurs écrans et s’enferment petit à petit dans leur monde virtuel. « À Hane, seuls mes enfants et quelques-uns de leurs amis montent à cheval », se désole Vohi. « pourtant, on doit transmettre, car aujourd’hui, on a tendance à oublier ce qu’est l’effort et la réalité de la vie dans nos îles. » Vohi et sa femme Ornella, dont les yeux brillent dès qu’elle pose un regard sur son mari, ont quatre enfants : trois garçons et une fille. Les deux aînés suivent Vohi partout, le dernier est encore trop jeune même s’il tente déjà d’imiter le hennissement des chevaux comme son père sait si bien le faire. Seule l’unique fille de la fratrie ne monte pas à cheval : trop de risques, estiment les parents. « Même s’il a été capturé et dressé, le cheval restera toujours un animal sauvage. On ne sait jamais comment il peut se comporter, on peut vite se faire mal ». Longtemps aux Marquises, il n’était pas bien vu pour une femme de monter à cheval. Même si elle a grandi auprès des chevaux, Ornella n’est pas à l’aise en selle. Elle préfère regarder son mari apprendre la pratique à ses fils. La formation est longue et difficile, elle a lieu en mer et sur terre.

Le premier danger vient des courants forts qui forment de puissantes vagues. Le cheval est souvent effrayé, la mer n’est pas un environnement hospitalier. Il faut donc le contrôler avec poigne, l’apaiser avec assurance et le guider avec précaution. Les chutes sont fréquentes mais l’eau les amortit. Les vallées, les rocailles et les sommets de l’île sont aussi un danger. Le cheval est souvent le seul moyen d’arpenter ces pistes accidentées où la végétation fait sa loi. Un moment d’inattention et il est vite arrivé de se faire surprendre par une branche puis de se retrouver à terre à dévaler les pentes abruptes des montagnes. La difficulté ici est donc double car il faut apprivoiser son animal et les éléments de la nature.
Vohi transmet cet art à ses enfants mais il n’en vit pas encore. Son revenu principal provient du coprah, première activité économique aux Marquises. Chaque semaine, il récolte les noix de coco sur le terrain familial qui seront ensuite séchées puis vendues à l’Huilerie de Tahiti pour confectionner le monoï. La majorité des habitants de l’île gagnent leur vie ainsi, mais Vohi est l’un des rares à utiliser encore le cheval dans son travail. « il permet de transporter les sacs jusqu’au véhicule garé en contrebas, ça nous soulage car les charges sont lourdes. »

Derniers Mohicans
Les chevaux sont arrivés du Chili en 1842 via l’amiral français, Abel Bergasse Dupetit-Thouars, qui proclama les Marquises protectorat français. Le militaire en offrit un au chef Iotete, grand guerrier de l’île de Tahuata. Cette histoire est la plus répandue mais l’origine du cheval marquisien reste incertaine. En 1595, le premier navigateur européen à découvrir les Marquises est l’Espagnol Alvaro de Mendana. L’explorateur est chassé par les insulaires, néanmoins il est probable que l’homme ait laissé derrière lui une partie de ses chevaux sur l’archipel, revenus ensuite à l’état sauvage. Quoi qu’il en soit, et malgré la robustesse des chevaux marquisiens, le cheptel s’affaiblit chaque année. Les sécheresses qui s’abattent sur l’île déciment les troupeaux. Du coup, on fait venir des chevaux de Nouvelle-Zélande et d’Australie que l’on croise avec les chevaux marquisiens. Paco en détient quelques-uns qui sont parmi les plus beaux spécimens de l’archipel. Ce Charles Bronson marquisien est installé à Hiva Oa, île chantée par Jacques Brel qui en était tombé fou amoureux. La terre est généreuse, la végétation dense, les paysages accidentés, les contrastes étonnants... Un véritable paradis des tropiques.

Paco se fond parfaitement dans ce décor. Le cowboy à la gueule cassée aime la nature à l’état sauvage qu’il parcourt à dos de cheval. L’homme est un cavalier et un dresseur horspair, le plus ancien des Marquises. Malgré les années, il n’a pas perdu la main. L’expert travaille peu de temps avec ses jeunes étalons sauvages : vingt minutes par jour pour débourrer ses bêtes. Un temps court mais qui demande une énergie folle car durant ce moment tout est question de force, d’adresse et de concentration. « Chaque jour est une étape. les premiers temps, on lui tire la langue pour l’habituer au mors, puis on le charge d’un sac pour qu’il supporte le poids des cavaliers, on le fait trotter au bout d’une longe… Quand on dresse les chevaux, on regarde leur comportement, leur endurance et leur caractère. » Paco a longtemps été un exemple pour les jeunes cavaliers de l’île dont certains sont devenus des monteurs d’exception.
L'artiste
Jérémy est l’un des meilleurs cavaliers des Marquises. Le trentenaire est réputé dans les îles pour savoir galoper et cabrer avec ses chevaux comme personne. « on dit de moi que je suis toanuihoiva, le guerrier qui va loin », souligne avec fierté le cavalier dont la fougue se détourne de la sagesse de Paco. Il est d’ailleurs l’un des champions des courses de chevaux traditionnelles qui ont lieu lors du Heiva, les festivités de juillet. Au milieu du XIXe siècle, ces fêtes brillaient par ces courses où les meilleurs cavaliers des îles s’affrontaient à cru sur la plage, vêtus d’un simple pareu et de couronnes végétales. Aux Marquises, elles se pratiquent encore sur les plages de Taiohae, à Nuku Hiva, ou de Vaipaee, à Ua Huka, mais ont tendance à disparaître. Jérémy n’en rate pas une seule. Il aime montrer ce qu’il sait faire. Le jeune homme est en quelque sorte le « Bartabas » des Marquises. Il dirige ses chevaux avec une grâce à donner des frissons. Jérémy ne hennit pas mais danse avec ses étalons. L’homme est connecté à ses animaux. Avant de s’engager dans un galop effréné sur les plages de son île, il appelle ses ancêtres avec un puissant Haka puaka, la danse traditionnelle des guerriers marquisiens. Ce rituel lui donne la force de se surpasser. « mes chevaux aussi. Car ils comprennent tous mes gestes, mes mouvements, mes sons. » À l’instar de Vohi et Paco, Jérémy est un artiste qui résiste aux attraits de la modernité. Il est l’un des seuls à encore préférer le cheval aux quatre-roues et la nature au monde virtuel. Mais comme le rappelle la fable du Petit Prince et du Renard, « les hommes ont oublié cette vérité ».
Lexique :
Suare : cheval
Toa : guerrier
Tane : homme
Vahine : femme
Pareu : un vêtement fait d'un morceau de tissu coloré et orné de motifs polynésiens
Haka puaka : danse du cochon