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Bougainville : Naissance du mythe de Tahiti

Il y a deux cent cinquante ans, du 6 au 15 avril 1768, les deux navires de l’expédition autour du monde commandée par le comte français Louis-Antoine de Bougainville faisaient relâche dans une petite baie récifale de la côte Est de Tahiti. Son récit, publié en 1771 est devenu rapidement un best-seller qui a largement contribué à la naissance du mythe Tahiti/Paradis.

Le compte-rendu de cette escale n’occupe guère que quelques dizaines de pages dans l’imposant ouvrage Voyage autour du monde par la frégate du roi La Boudeuse et la flûte L’Étoile en 1766, 1767, 1768 et 1769, paru en 1771, que le navigateur a consacré à cette circumnavigation scientifique, la première du genre. Après l’Anglais Wallis, arrivé dix mois auparavant, Bougainville est alors le deuxième Européen à « découvrir » Tahiti. Cependant, sa description de l’île et de ses habitants, ses représentations idéalisées de « l’état de nature » censé y régner – un véritable paradis terrestre – auront des répercussions importantes en Europe. Elles serviront de base à des réflexions philosophiques novatrices, dans la lignée des pensées du philosophe français Rousseau (1712-1778), au sein d’une société européenne alors en mutation, en plein siècle des Lumières. « Je me croyais transporté dans le jardin d’Éden », écrit ainsi le navigateur. Ses propos enthousiastes, confirmés par d’autres journaux de bord de l’expédition, feront aussi l’éloge de la beauté des femmes, de leur absence de pudeur, d’une sexualité libre, de l’absence de propriété… : « Vénus est ici la déesse de l’hospitalité, son culte n’y admet point de mystères, et chaque jouissance est une fête de la nation. » Si Bougainville lui-même – et, plus tard, les récits d’autres navigateurs – en ont relativisé le caractère idyllique, il n’en reste pas moins que Tahiti continue de nos jours à être l'archétype de l’île paradisiaque. Le récit qu’il tira de son séjour dans l’île de la Nouvelle-Cythère – comme il la nomma – a nourri en Europe le mythe du « bon sauvage » et ses discussions, plus particulièrement par l’ouvrage, paru en 1772, Supplément au Voyage de Bougainville du philosophe français Diderot (1713-1784). Parallèlement, Tahiti fut plutôt associée à l’image de la vahiné plutôt qu’à celle du « cannibale » accolée à d’autres populations océaniennes

Bougainville n’a pas inventé seul le mythe de Tahiti, une perception plus ou moins imaginaire de l’île et de ses habitants ayant aussi été développée ultérieurement dans de nombreux ouvrages ou par l’intermédiaire d’artistes, mais il en est certainement à l’origine et y a largement contribué par son livre. Sa description de Tahiti dans Le Voyage prit d’ailleurs de vitesse la publication des rapports des Anglais Wallis et Cook. Si l’on fait la part, aujourd’hui, du caractère interprétatif de ses descriptions, influencées par sa culture d’homme du XVIIIe siècle, il faut admettre qu’il est le premier à avoir fait connaître au monde l’existence de cette société installée depuis déjà de nombreux siècles au cœur du Pacifique.

Et de même que cet ouvrage a aussi remis en cause un certain nombre d’idées fausses sur les différentes populations rencontrées au cours de cette circumnavigation, (les « Sauvages », les géants Patagons…), il a aussi permis la propagation d’une idée nouvelle, très moderne à l’époque: celle du bonheur sur terre et du rapport au corps. L’ouvrage de Bougainville connut un véritable succès auprès du public français cultivé. Il séduisit aussi largement l’élite européenne, figurant même comme ouvrage de chevet de l’impératrice Catherine II de Russie. Il intéressait une catégorie de population soucieuse de s’évader d’une société par certains aspects en décadence, tout en apportant des informations inédites et exotiques concernant les peuples d’autres régions du monde.

Un récit devenu best-seller

Avec cette expédition, Bougainville organisait le quatorzième voyage autour du monde depuis celui de Magellan, en 1519. Une expédition, qu’il avait lui-même financée, avec des visées essentiellement scientifiques. Soutenu par d’éminentes personnalités de son temps (Buffon, notamment), il amène avec lui un naturaliste (Commerson, qui donna son nom à une fleur, la Bougainvillée, découverte au Brésil), un cartographe, un astronome, un écrivain de bord et un peintre qui consigneront aussi leurs observations. Les apports scientifiques de son voyage ont sans doute été éclipsés par le caractère ambigu du succès de son ouvrage. Ayant découvert des îles nouvelles et précisé la situation de beaucoup d’autres, on lui doit néanmoins de grands progrès dans la connaissance de la géographie de l’Océanie et des mœurs des indigènes. Mais surtout, avec un véritable talent d’écrivain, il sut transformer un simple journal de bord en un récit vivant où se mêlent réflexions politiques, exposés des fortunes de mer et descriptions imagées des sociétés rencontrées. Une œuvre d’anthropologie avant l’heure.

Rédaction : Claude Jacques Bourgeat
Photos : P. Bacchet, D.Azama